I. Les origines de ce phénomènes

A)   La mer, une poubelle à vieux obus

      Þ    Mers et océans, des dépotoirs idéaux

La guerre à outrance fait voler en éclats toutes les tentatives de régulation des armements. Et l'innovation la plus terrifiante, les gaz de combats, utilisés pour la première fois par les Allemands, va marquer tous les esprits. Le 22 avril 1915 l’armée allemande fut la première à lancer une offensive chimique d’envergure, lors de la 2ème bataille d’Ypres en Belgique, en utilisant un gaz chloré. L’année 1917 le gaz moutarde devient le « roi des gaz de combat ».

Les massacres de la Première Guerre mondiale ayant traumatisé populations et gouvernants, l’usage des armes chimiques est proscrit depuis la convention de Genève de 1925. Pour autant, leur fabrication ne s’est pas arrêtée là. L’Allemagne, l’Angleterre, la France, les États-Unis, le Japon en ont massivement produit jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Les belligérants s’autorisaient en effet la possibilité de répliquer en cas d’agression chimique. Si bien qu’après-guerre, des stocks considérables ont été rassemblés, directement sur les sites de production. Pas question de les pétarder à terre au risque de s’intoxiquer. Il semble que partout, la consigne ait été de les jeter en mer.
Tout commence avec un parlementaire belge qui s’exprimait ainsi, en 1919, au sujet du danger que représentaient les stocks d’armes à terre : « Il suffit de déverser les munitions dans un bas-fond de la mer, comme les Anglais le font actuellement. » Rien que dans le nord et l’est de la France, 1,4 milliard d’obus ont été tirés pendant la Première Guerre mondiale. Un quart n’a pas explosé. Une partie a été démontée, recyclée. Une autre a été pétardée sur place ou dans les dunes par les démineurs. Le reste a été noyé, plus ou moins au large, selon les consignes, la météo, les équipages plus ou moins scrupuleux. Il s’agissait notamment de munitions conventionnelles telles que des bombes, des grenades, des torpilles, des mines ainsi que des dispositifs incendiaires et des munitions chimiques.
En Italie, le gouvernement fasciste de Mussolini lance un grand programme en 1925 de production et développement d’armes chimiques. La production va être multipliée par 10 en vue d’une guerre. Les guerres d’Ethiopie et de Libye ont permis de tester ces armes sur le terrain afin d’évaluer les doses les plus efficaces car ils disposaient de véritables cobayes humains pour les essayer.

Toutes les mers du monde sont concernées. La Baltique, fermée et peu profonde, est sans doute la plus sensible, avec des dizaines de milliers de tonnes immergées par moins de 100 mètres. Sur son territoire, l’Angleterre a reconnu avoir eu un stock de 2 millions de tonnes après la Seconde Guerre mondiale. Son principal site de dépôt a été en mer d’Irlande. Au plus près des deux conflits mondiaux, la Manche (non évalué) et la mer du Nord (300 000 tonnes) sont aussi des zones très touchées.

Carte des sites d’immersions en Europe
Lors de la 1er Guerre Mondiale, les déversements en mer n’étaient pas monnaie courante mais c’est bel et bien suite à la 2nd Guerre Mondiale que ce phénomène prit une toute autre ampleur.
En effet, les Allemands ont commencé à jeter dès 1944 d’énormes quantités d’armes chimiques au large d’Urbino et de Pesaro sur la côte adriatique. Ce n’est pas moins de 8930 tonnes d’armes chimiques qui ont été jetées en mer avec l’accord d’Hitler.
C’est un bombardement allemand qui va inaugurer les déversements des Alliés le 2 décembre  1943: 105 bombardiers de la Luftwaffe coulent 27 navires américains sur le port de Bari en Adriatique lors d’un raid. A l’époque, le port de Bari est la plaque tournante des Alliés dans la campagne Italienne. C’est un second Pearl Harbour selon les propres mots du président Roosevelt. Alors que les soldats et les civils sont évacués dans les hôpitaux, les soldats remarquent des blessures inhabituelles : elles ressemblent à une exposition aux gaz moutarde. Ils ignorent encore qu’un des navires américains bombardés le John Harvey transportait une cargaison secrète de 2000 bombes de gaz moutarde. En effet le John Harvey, commandé par le capitaine Elwin F. Knowles, était un Liberty Ship typique, à peine différent des autres amarrés dans le port. La majorité de son chargement était également conventionnel : munitions, nourriture et équipement. Mais le navire transportait un secret mortel. Environ 100 tonnes de bombes contenant du gaz moutarde se trouvaient à bord. Les bombes étaient une précaution, qui ne serait utilisée que si les Allemands utilisaient des armes chimiques. Les Alliées décident de garder le secret sur la nature des armes. Ils refusent d’offrir aux Allemands une victoire sur le terrain de la propagande et se taisent. Ce silence coutera très cher. Les Italiens ne reçoivent aucun traitement lorsque le nuage touche leur ville. Le 2 décembre 1943 marque la plus grande catastrophe chimique en Europe.

Après 1945, s’agissant des Alliés ceux-ci se sont vu confronté à une double problématique : se débarrasser de leurs surplus et « éliminer » le stock d’armes de l’Allemagne nazie.
En Allemagne, il restait 296 000 tonnes de munitions chimiques en 1945. À la conférence de Potsdam, les alliés se sont partagés le « cadeau ». Ils ont convenu d’une immersion en Atlantique par plus de 1 000 mètres. Mais celle-ci n’a pas été respectée. Tout semble avoir été déversé en mer du Nord et en mer Baltique, principalement dans le bassin de Bornholm (à environ 105 mètres sous la mer) et dans la fosse d’Ouest-Gotland (dans les environs de la dépression de Landsort à 459 m de profondeur).
L’Angleterre a ainsi coulé, de 1945 à 1948, ses 120 000 tonnes de rebut empoisonné dont 69 000 tonnes d'obus d'artillerie avec du tabun et 5 000 tonnes de bombes contenant du phosgène et du tabun dans le détroit du Petit Belt.
Citons deux importants dépôts retrouvés. À Skagerrak, au sud de la Norvège, Anglais et Américains ont coulé 34 navires chargés de 168 000 tonnes d’armes chimiques par 600 mètres de fond à la fin des années 1940. À Beaufort’s Dyke (100 à 300 mètres de profondeur), entre l’Irlande et l’Écosse, l’Angleterre a reconnu avoir coulé « plus d’un million de tonnes de munitions », dont un tiers chimique, de 1920 à 1976. L’Australie a quant à elle reconnu, en 2003, avoir immergé 21 000 tonnes de munitions chimiques. Les États-Unis ont dit avoir coulé 30 000 tonnes de gaz moutarde et agents neurotoxiques sur leurs côtes. L’ouverture des archives de la Stasi a révélé l’immersion, par l’Allemagne de l’Est, de 200 tonnes d’agents chimiques purs en Baltique dans les années 1960.
Aussi les Russes ont fait couler, sur une étendue de 2 800 km2 autour de Bornholm, 40 000 tonnes de différents types de conteneurs remplis d'adamsite, de gaz moutarde, de phosgène, de tabun, de cyanure d'hydrogène.

En 1925, sur l’île de Okunoshima, l'Institut de Science et Techniques de l'Armée impériale du Japon a lancé un programme secret pour développer des armes chimiques, en se basant sur de vastes recherches ayant montré que les États-Unis et l'Europe produisaient déjà de telles armes. Le Japon était signataire de la convention de Genève de 1925 qui bannissait l'usage de la guerre chimique. Bien que le développement et le stockage d'armes chimiques ne fussent pas interdits, le pays mobilisa de grands moyens pour maintenir secrète la construction d'usines de munitions chimiques commencée en 1929, allant jusqu'à effacer toute trace de l'île sur certaines cartes. L'usine s'est construite de 1927 à 1929 ; elle comprenait un atelier d'armes chimiques qui a produit plus de six kilotonnes de gaz moutarde et de gaz lacrymogène. A titre d’exemple ce sont ces armes qui ont été utilisées lors de l’invasion de la Mandchourie  et lors de la bataille de Wuha, d’aout à octobre 1938, suite à l’autorisation du prince Kotohito Kan’in et ce, en dépit de la résolution du 14 mai de la Société des Nations condamnant l’usage de gaz toxiques par l’armée impériale japonaise. Aussi à  la fin de la Seconde  Guerre, les Japonais ont voulu effacer toutes traces de leurs programmes chimiques et ont décidé de tout jeter à la mer, les forces d’occupations américaines les ont aidé. En effet, au printemps 1946, l’armée américaine au Japon a envoyé des hommes et ont transvasé dans des futs tous les agents chimiques restants. Ils ont chargés ces futs sur deux bateaux et sont allés les couler en mer. On retrouve ces futs à différents endroits près de Tokyo, Narashino et de Chiba mais c’est à Kanda et à Okunoshima qu’il y en avait le plus.
La France a elle aussi immergé quantité de munitions. Le naufrage de la Julie en est la preuve. Le 13 août 1919, le bugalet avait à peine commencé à « noyer » (le terme de l’époque) ses caisses au large de Cherbourg, près de l’île Pelée, quand il a explosé, tuant les sept membres d’équipage. Un article paru dans Ouest-Éclair en 1919 révélait aussi la présence d’armes chimiques à l’ouest de Groix. À 130 milles au large de Groix toujours, par 1 000 mètres de fond, la Direction des constructions et armes navales (ancêtre de DCNS) pensait immerger 1 700 fûts d’ypérite en mars 1965. 


Les immersions ne sont pas que Européennes mais bel et bien au niveau international

La Convention de Londres (1972) sur la prévention de la pollution des mers résultant de l’immersion des déchets « interdit l’immersion des matières produites pour la guerre biologique et chimique sous quelque forme que ce soit ». Elle est entrée en vigueur en 1975.

Mais après les énormes stocks de guerre, les munitions simplement périmées ont continué d’être immergées de façon régulière jusqu’en 1997.
Ainsi les Russes ont aussi mené un grand nombre d’opérations clandestines secrètes d'immersion d'armes chimiques dans la mer Baltique entre 1989 et 1992. Les conteneurs abandonnés par l'armée russe renfermaient principalement des gaz paralysants. 
Au début des années 1990, les Russes ont en effet dû décider du sort de leur vaste arsenal d'armes chimiques stocké dans les anciennes bases militaires soviétiques en Lettonie et en Estonie, en particulier sur la base militaire du port letton de Liepaja.
Les Russes n’avaient pas d’argent pour le déplacer ou le recycler. Les considérations environnementales et la sécurité des Polonais ou des Suédois étaient le dernier des soucis de l'état-major de l'Armée Rouge, effondrée tant financièrement que moralement. C'est donc pour des raisons purement économique qu'on ait décidé de couler l'arsenal d'armes chimiques dans la mer Baltique.
En insistant sur la dangerosité des armes chimiques, on oublie trop souvent que la mer Baltique est également un dépotoir d'armes conventionnelles, y compris des munitions lourdes, des bombes, des mines sous-marines et des caisses entières d'obus d'artillerie. 
Les responsables de ces immersions semblent avoir longtemps pensé qu’il y aurait dégradation puis dilution des toxiques chimiques. Or, au moins dans les eaux froides, les toxiques sont restés parfaitement actifs après 80 ans, certains ne sont pas dégradables ni biodégradables (mercure, par exemple).

Þ     Des circonstances favorables aux immersions

Quand une flottille de bombardiers n’a pu atteindre son but ou n’a pu larguer toutes ses munitions, il est convenu qu’elle le fasse en mer, avant de revenir à sa base, pour éviter tout risque d’explosion à l’atterrissage. Les Anglais parlent de « jettison area ». La Méditerranée a encore servi de dépotoir pendant la guerre en ex-Yougoslavie dans les années 1990. Selon l’historien anglais Roy Conyers Nesbit, le jazzman Glen Miller aurait ainsi péri le 15 décembre 1944. Alors qu’il se rendait en petit avion, à un concert à Paris, il aurait traversé une zone de délestage en Manche au mauvais moment. Le même jour, 198 bombardiers Lancaster partis pour l’Allemagne ont rebroussé chemin à cause du brouillard et largué une pluie de 100 000 projectiles sur la Manche. Chaque avion était chargé de 4 tonnes de bombes incendiaires et d’une bombe « cookie » de 2 tonnes.
Des centaines de navires militaires ont été coulés avec leurs munitions en Manche et Atlantique. Par exemple, au large de La Hague, la coque du HMS Capel héberge toujours, selon Bertrand Sciboz, plongeur spécialiste des épaves, « 300 grenades sous-marines et 60 tonnes d’explosif ». Les cales des navires civils étaient eux aussi parfois discrètement chargées d’armes. Ce fut le cas par exemple du paquebot transatlantique britannique Lusitania, coulé en 1915 au large de l’Irlande, avec sa cargaison secrète d’obus. Or, lors de la seule Première Guerre mondiale, l’historien René Richard a ainsi répertorié 252 navires civils bretons coulés. Deux barges américaines, contenant des munitions ont encore été récemment découvertes par des chasseurs de mines de la Marine nationale au large de Fécamp. 140 bombes de 30 kg ont été pétardées par le groupe des plongeurs démineurs en juin dernier. Une dizaine d’autres barges chargées de bombes américaines de 250 kg ont été découvertes devant Dieppe, en baie de Seine. Leur traitement est en cours depuis 2 ans.
Le croiseur-cuirassé allemand Blücher coule en Mer du Nord, chargé de munitions et de bombes, durant la bataille de Dogger Bank
Pendant les quelques combats navals en Atlantique Nord (Bataille du Jutland par exemple) les cuirassés se lançaient des obus dont beaucoup n’explosaient pas ou tombaient à l’eau sans exploser.

Enfin, les adversaires protégeaient leurs escadres et ports par des champs de mines (bombes semi-flottantes explosant au choc d’un autre objet flottant), dont certaines soit ont coulé par erreur ou n’ont jamais été retrouvées.